Pour la Grèce antique, le théâtre est une institution religieuse et collective. Chaque année, pour les fêtes de Dionysos, le dieu de la Végétation, plus spécialement de la Vigne et du vin, s’affrontent trois poètes. Le spectacle est pour tous, même les esclaves. Le peuple vient rendre hommage au dieu et communier dans le sentiment national ; la cité se fait théâtre. Les Grandes dionysies qui duraient six jours étaient les plus importantes. La partie théâtrale avait lieu les trois dernières journées, une par poète. Le matin se déroulait une tétralogie : trois tragédies, puis un drame satirique. L’après-midi on jouait une comédie.
Le théâtre, en plein air, de forme semi-circulaire, adossé à une pente de colline creusée en hémicycle, est tourné vers la mer ou vers un horizon de montagnes. Le théâtre comporte une enceinte avec des gradins, pour 15.000 à 30.000 places. Ces gradins sont disposés en étages séparés par des promenoirs circulaires et coupés en hauteur par des escaliers. Au centre de ce demi-cercle se trouve l’orchestra. Au milieu de l’orchestra circulaire, un tumulus : le Thumelé figurait l’autel de Dionysos et rappelait le rituel funéraire, si important pour les Grecs. Au fond, un mur renvoie le son, avec la skéné, surélevée. Alors que le mur du théâtre romain d’Orange se dresse toujours majestueux, tous les murs des théâtres grecs ont disparu. La skéné est une sorte de baraque où se préparent les acteurs. Entre le mur et l’orchestra, une étroite plate-forme en bois, le proskénion. C’est sur lui que jouent les acteurs, tous professionnels, tous des hommes, un petit nombre, deux ou trois, chacun tenant plusieurs rôles. L’entrée du chœur vers l’autel de Dionysos est le moment solennel de la tragédie. Le chœur évolue dans l’orchestra. Les Choreutes chantent, parfois dansent. Le chœur représente l’opinion collective, la vérité de la cité. Les choreutes tournent tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, strophe et antistrophe, pour honorer Dionysos ; et tantôt se tiennent immobiles. Le chœur est dirigé par le coryphée qui parle en son nom ; et le chœur a toujours le dernier mot. D’autres personnages, devin, prêtres, messagers, gardes, intervenaient soit dans l’orchestra, soit sur le proskénion. L’auteur lui-même assurait la mise en scène. Les protagonistes sont costumés et masqués, non pour amplifier la voix car l’acoustique était parfaite ; mais les masques stylisaient des personnages types. Les choreutes en uniforme, aussi étaient masqués.
La tragédie vise un art total. Les textes étaient magnifiquement écrits en vers. La musique grecque se réfère à Orphée dont le chant émouvait même les pierres. Les intermèdes musicaux rythment la structure de la pièce. Le Vè siècle avant Jésus-Christ, siècle de Périclès, de Socrate et de la démocratie, fut privilégié : Eschyle, Sophocle, Euripide pour la tragédie ; Aristophane pour la comédie. Chaque concurrent devait présenter trois tragédies. Une seule trilogie nous a été conservée, celle d’Eschyle, l’Orestie. Les auteurs exaltent moins une fatalité implacable que la responsabilité des hommes face aux dieux, à la cité et à eux-mêmes ; ils visent l’éducation du citoyen. Racine dans la préface de Phèdre le rappellera : « Le théâtre était une école où la vertu n’était pas moins enseignée que dans les écoles des philosophes ». En exaltant la grandeur de l’homme, le respect de la divinité, Sophocle a inventé le héros tragique ; promis à un destin d’exception. Contrairement aux œuvres d’Eschyle et d’Euripide, l’oeuvre de Sophocle fait très peu d’allusions à l’actualité, il puise dans l’immense répertoire des légendes. Son œuvre est intemporelle, son message universel, à travers les siècles : le modèle du classicisme, d’où les nombreuses imitations.
Sophocle, ami de Périclès et de l’historien Hérodote, mourut en 406 avant Jésus-Christ à 90 ans. Une légende prétend qu’il était forgeron. Peut-être a-t-il connu Thucydide et Socrate. Il fut le plus couronné : 24 fois. Il composa 123 pièces. Il ne nous reste que 7 tragédies.
ANTIGONE
Nous voilà donc dans l’atmosphère tragique du théâtre grec. La petite Antigone a, comme chacun, un passé plus vieux que sa naissance. Et pour elle, ce passé est effroyable. Nous sommes à Thèbes, la Thèbes grecque, à 50 kilomètres d’Athènes, Thèbes qui vit la naissance de Dionysos. Nous connaissons les antécédents d’Antigone : Cadmos, Polydoren, Labdacos, Laïos, Laïos ! Héra, la déesse interdit à Laïos d’avoir un fils, certains prétendent à cause d’un acte jadis de pédérastie (?).
Héra est l’épouse légitime de Zeus, c’est la gardienne de la famille. Et si Laïos outrepasse la défense, les dieux l’avertissent : ce fils le tuera puis épousera sa mère. Or Laïos, roi de Thèbes, se marie à Jocaste, et ils ont un fils. Pour conjurer le sort, ils confient le bébé âgé de trois jours à un berger pour qu’il le porte en forêt et le tue. Le bébé est beau, le berger l’attache par les pieds à un arbre mais n’a pas le cœur d’exécuter l’ordre. Il le remet à un autre berger un Corinthien qui le porte à Polybe, roi de Corinthe qui n’a pas d‘enfant. Polybe et sa femme l’appellent Œdipe, à cause de ses chevilles blessées, l’adoptent et lui font donner une éducation royale. Devenu jeune homme, Œdipe est d’une force incroyable, d’une intelligence hors pair. Il succèdera à Polybe.
Or après un repas, un homme ivre le désigne : « Œdipe, enfant supposé ». Bouleversé, Œdipe veut en avoir le cœur net. Il part à Delphe consulter la Pythie sur le mont Parnasse, et il s’entend dire qu’il entrerait dans le lit de sa mère et serait l’assassin de son père. Mais l’oracle ne lui dit pas que le roi et la reine de Corinthe ne sont pas ses parents. Alors pour fuir son destin, OEdipe ne retourne pas à Corinthe. Comment commettrait-il de tels forfaits sur l’homme et la femme qui l’ont élevé avec tant de tendresse. Il part et se dirige vers Thèbes.
En route, surgit un équipage : un vieillard sur son char accompagné de cinq gardes. Le passage est étroit. Le garde qui précède le char barre la route et repousse violemment le vagabond. Œdipe contre attaque et le tue. Alors le vieillard assène à OEdipe en pleine tête un coup de son double fouet. Œdipe riposte, le tue et tue les autres ; sauf un qui réussit à d’échapper. Or le vieillard n’est autre que Laïos, le roi de Thèbes, le père qui a engendré Œdipe, mais Œdipe n’en sait rien. On ne peut pas dire qu’Œdipe a voulu tuer son père, ni sciemment ni inconsciemment puisqu’il ignorait que Laïos fût son père. Ce n’était pas une action libre, volontaire. Freud avec son idéologie matérialiste n’y voit que l’acte physique. Il oublie qu’un acte humain ne peut se réduire à un réflexe de défense mais implique l’activité de l’esprit : réflexion et décision libre. Son commentaire des Frères Karamavov sera aussi déformé. La nocivité de la psychanalyse ne s’arrête pas aux commentaires littéraires (voir Agora vox Dostoïevski). De ses leurres, une idéologie matérialiste quelle qu’elle soit, fascine les intellectuels puisqu’elle est à la mode. Ce n’est qu’au vu de ses conséquences tragiques que l’on s’en détache. Nous l’avons douloureusement vécu en ce vingtième siècle. Freud à sn tour nous égare.
Œdipe arrive à Thèbes. Il est accueilli car l’hospitalité est un devoir sacré. Malgré la douleur générale, le deuil. Heureusement Créon, le frère de la reine assume un intérim qui risque de se prolonger. Précisons que Créon est le descendant de Cadmos le fondateur de Thèbes. Créon n’est pas un tyran, il assume un devoir au service de la cité, c’est un homme intègre. Or Thèbes est en proie à la terreur. La sphinx monstrueuse exige chaque mois de jeunes garçons, les viole, les tue et les mange. La sphinx à Thèbes est un monstre mi-femme, mi-serpent, qui tient aussi de l’oiseau et du lion. De plus, elle nargue le peuple en lui proposant une énigme indéchiffrable, elle prétend qu’elle disparaîtra si on en découvre la clé.
Œdipe réclame l’énigme. Quel est l’animal qui d’abord marche à quatre pattes, puis à deux, puis à trois ? Il réfléchit et dit : « C’est l’homme. Bébé il va à quatre pattes, puis il avance sur ses deux pieds, puis à la fin de sa vie, avec un bâton ». La foule applaudit. Thèbes soulagée célèbre le sauveur de la cité. Créon PRÉSENTE Œdipe à la Reine qui félicite, mais Oedipe veut rencontrer la Sphinx. Il se rend compte de sa perversion non éteinte par la découverte de l’énigme. Il l’attaque et la tue. Alors dans la foule c’est le délire, on le porte en triomphe. On lui procure un bain, les femmes le lavent, l’enduisent d’huile, pansent les plaies de quatre combats. Le peuple unanime le nomme roi. Créon cède la place. Œdipe doit épouser la Reine.
Tout cela montre que l’interprétation de Freud est fausse. Œdipe n’a jamais voulu tuer son père. Il serait honteux qu’un jeune de 17 ans ait osé vouloir tuer un vieillard ! Or Œdipe lui aussi est un homme intègre. Je pense même qu’il a voulu les laisser passer, le plus jeune respectant le plus âgé. C’est le garde qui en tête l’a provoqué. Menacé, Oedipe a répondu en légitime défense. Alors le vieillard est intervenu et de son triple fouet laboure Œdipe qui ne fait que répondre pour sauver sa vie. C’EST PLUTÖT LE PÈRE QUI SANS LE RECONNAÎTRE a voulu tuer son fils.
Œdipe n’a jamais voulu épouser sa mère. On l’a présenté à elle. Comment l’aurait-il reconnue ne l’ayant vu que QUELQUES JOURS IL Y A 17 ANS. C’est plutôt l’instinct maternel de la mère qui aurait pu reconnaître son fils et c’est la foule en délire qui l’a nommé roi. Répétons : On mesure les méfaits de la psychanalyse qui, idéologie matérialiste, ne voit que l’apparence. Ses commentaires littéraires sont faux car superficiels, Proust les dénoncera. Celui de Freud au sujet des Frères Karanazov déclenchera la révolte de certains
Œdipe Roi. Le peuple donc le proclame roi, Créon avec un détachement remarquable lui cède le pouvoir ; le peuple lui fait épouser la reine, qui est sa mère mais personne n’en sait rien et il ne l’a pas voulu. Le rescapé de la tuerie qui a coûté la vie à Laïos, voyant Œdipe sur le trône quitte le palais. Œdipe gouverne avec sagesse. Il est vrai qu’il avait été préparé de longue main à cette haute responsabilité. La reine l’adore ; ils ont deux fils : Polynice, puis Étéocle, puis deux filles Ismène et Antigone. Œdipe est vénéré comme un dieu.
Alors s’abat sur la cité un nouveau fléau, la peste ; encore plus redoutable. La sphinx ne tuait qu’un petit nombre. La peste vise tout le monde, l’épidémie vide les maisons et enrichit le noir Hadès. Le chœur des vieillards et des enfants vient implorer : Œdipe, toi le meilleur des humains, redresse notre cité. Œdipe répond : Qui souffre plus que moi ? Je souffre pour tous. J’ai déjà envoyé Créon pour demander à la Pythie ce qu’il y avait à faire. Et justement Créon revient : il faut châtier les assassins de Laïos. Alors Œdipe entreprend les recherches. Il fait appeler Tirésias, le devin aveugle qui arrive guidé par un enfant. Tirésias ne voit rien de ce que les autres voient, mais il voit ce que les autres ne voient pas car en lui vit la force de la vérité. « Je t’ai fait appeler pour que tu me révèles le nom des assassins ». Tirésias ne veut pas parler, il ironise : « Tu n’excelle plus à découvrir les énigmes ? » Alors Œdipe le menace « Je te somme de parler- Tu y tiens ? C’est toi le criminel qui souille ce pays. Sans le savoir tu vis dans un commerce infâme. La malédiction d’un père et d’une mère va te chasser d’ici, et bientôt tu ne verras que la nuit ».
Ces paroles sont si surprenantes qu’Œdipe ne les croit pas, il soupçonne un complot. Il imagine que Créon corrompu par la politique, ayant goûté au trône, veut le retrouver et a soudoyé Tirésias. Or en réalité, Créon préfère la tranquillité au pouvoir. « Je ne veux plus te voir, dit Œdipe, va-en ! » Tirésias répond : « Mais c’est toi qui m’as fait appeler, qui m’as contraint de parler. Alors je continue : c’est ton succès qui te perd. L’assassin que tu cherches est ici. Il y voyait, il sera aveugle ; il était riche il sera obligé de mendier. Père et frère à la fois de ses fils, à la fois époux et fils de la femme dont il est né, rival incestueux et assassin de son propre père, il sera poursuivi par les Érinyes ».
Œdipe est atterré. Heureusement, un messager, un vieux berger corinthien vient le rassurer : Polybe le roi de Corinthe est mort et les Tyriens réclament Œdipe, l’héritier, comme roi. Et de quoi est-il mort ? De vieillesse. Donc se dit Œdipe, les prédictions sont fausses ? Polybe, mon père, je ne l’ai pas tué, il ne faut pas accorder plus de vérité aux dires de Tirésias. Cependant on fait venir le garde rescapé qui d’abord ne veut pas parler puis qui finalement fait éclater la vérité et dénonce le crime d’Œdipe. Jocaste comprend, elle supplie Œdipe de ne pas continuer l’enquête : « ne faites pas d’un rien une immense douleur ». Mais lui veut savoir. Il appelle le vieux berger qui dévoile les origines d’Œdipe.
L’enquêteur est le fautif et pourtant il n’est pas coupable. Il est punissable pour des faits qu’il n’a pas voulus. La cité est châtiée car son chef a fauté. Œdipe va se punir pour délivrer la cité. Jocaste, la mère et l’épouse désespérée s’étrangle avec un lacé. Œdipe arrache les agrafes d’or qui drapaient ses vêtements et se crève les yeux, il ne peut supporter la lumière du jour. Criminel issu de criminels, il ne peut voir le mal qu’il a subi ni celui qu’il a fait.. Quand il arrivera dans l’au-delà, il ne veut pas voir son père qu’il a tué, ni sa mère qu’il a violée. Ainsi les héros de Sophocle, si courageux, sont condamnés à un destin qu’ils ne méritaient pas. Œdipe a tout fait pour l’éviter, il a fui ceux qu’il croyait ses parents. Et cette fuite l’a précipité dans le sort qu’il voulait conjurer. En face de ce destin qui le broie, OEdipe reste digne. Tant de grandeur face à tant de misères, voilà le ressort de la tragédie : compassion et terreur ! Il fait ses dernières recommandations à Créon : Créon, mes fils sont déjà adultes, mais veille sur mes deux filles : Ismène et Antigone.
Œdipe à Colone. Foule versatile ! Abandonné de tous, et d’abord de ses fls, Œdipe part, titubant tel un pharmacos, ce bouc émissaire, cet homme que la cité expulsait chaque année comme symbole des souillures accumulées ; ou bien sous le coup de l’ostracisme qui chassait de la cité celui des citoyens dont la supériorité risquait d’attirer la vindicte divine, car la foule préfère être gouvernée par des médiocres faciles à manœuvrer, sauf à rappeler l’éminent dans une situation désespérée. Pauvres générations humaines, chante le chœur. Hier bonheur et gloire, aujourd’hui sanglots, désastre, ignominie. Ayant ton sort pour exemple, ô malheureux Œdipe, je ne puis juger heureux qui que ce soit avant sa mort.
Voilà donc Œdipe à Colone, petite cité à deux kilomètres d’Athènes, dans un espace sacré, son vieux corps soutenu par sa fille ANTIGONE. « Règle tes pas sur mes pas », dit-elle ; et tous deux mendient. Attentive à son père, Antigone va sans pain, pieds nus, peinant sous les averses ou sous les traits d’un soleil ardent, étrangère aux douceurs d’un foyer.
Alors dans un nuage de poussière, sur une pouliche fringante, arrive sa sœur Ismène qui donne des nouvelles. À Thèbes après leur départ, Créon gouverne avec compétence et dévouement pour la troisième fois. Mais bientôt les deux fils revendiquent le trône. Polynice l’aîné, aurait dû l’obtenir, mais Étéocle a manœuvré et a chassé son frère. Polynice dépossédé, banni, est réduit avec ses partisans à faire alliance avec des étrangers pour recouvrer ses droits. Il se dirige avec 7 armées ennemies vers les 7 portes de Thèbes. Œdipe prédit le drame : ses fils ne l’ont pas défendu : ni celui qui tient le sceptre le conservera, ni celui qui est sorti de la ville n’y rentrera.
Et voici que Créon survient. Incroyable : les Thébains réclament Œdipe. Ils veulent avoir l’honneur de posséder son corps. Alors qu’il est exilé, aveugle, mendiant, moribond, Thèbes éprouve le besoin de l’avoir comme protecteur de la Cité. Œdipe refuse, il ne pardonne pas le manque de pitié qu’on lui a témoigné lors de son départ. Créon est vexé de ce refus. Pour le contraindre, il fait enlever ses deux filles. Le coryphée le lui reproche : la fin ne justifie pas les moyens. Mais Thésée, le roi d’Athènes, intervient avec son armée et délivre les filles. Œdipe meurt, Thésée lui assure une sépulture supérieure. Œdipe sera un protecteur d’Athènes. Les dieux l’ont abattu, les dieux le sanctifient. Le chœur chante : les dieux sont au-dessus des hommes, on n’a pas à leur demander des comptes, mais à les adorer.
Les deux sœurs retournent à Thèbes.
ANTIGONE
Quand les filles arrivent à Thèbes, c’est un désastre. L’entreprise de Polynice pour récupérer le trône qui lui était dû a échoué, et comme souvent jadis la guerre s’est terminée en un combat singulier, où les deux frères se sont entre-tués. La guerre civile menace entre les deux factions. Créon accepte de reprendre le pouvoir pour la quatrième fois. Mais cette fois son autorité risque d’être discutée. Il n’a pu ramener Œdipe. Pour prévenir toute tentative de rébellion, il faut un exemple éclatant. Il décrète : Étéocle a défendu la cité contre les sept ennemis, il aura un tombeau. Polynice, allié des ennemis aura un châtiment terrible. Polynice sera privé de sépulture ce qui à l’époque est pire que la mort. Son cadavre sera livré au bec des oiseaux de proie, à la dent des chiens errants. Ainsi son cadavre ne recevant pas les rites, son âme sera privée du séjour parmi les bienheureux. Et que quiconque ne s’avise pas d’enfreindre la défense, il serait immédiatement mis à mort, lapidé non point à l’écart de la ville selon la coutume, mais aux yeux de tous sur l’acropole. Le décret est odieux, mais impératif, et la menace terrible Tout le monde s’incline. Même les partisans de Polynice ne se manifestent pas.
La petite ANTIGONE, elle, ne peut permettre cela. Tout, même la mort plutôt que d’accepter l’inacceptable. Elle est la sœur de Polynice, du même sang. Mais c’est tout homme qui a droit à une sépulture, avec les rites qui l’accompagnent pour lui permettre le passage vers une autre vie : des pleurs pour témoigner le déchirement, des libations pour le purifier. Nous voilà au centre du problème. Quelqu’un fût-il au sommet de la hiérarchie a-t-il le droit d’interdire la sépulture à un mort. Ne disons pas qu’il s’agit du conflit entre des lois divines sacrées et la nécessité de lois civiles opportunes. Le décret de Créon n’est ni utile ni opportun.
Antigone n’est pas une révolutionnaire. Elle n’ameute pas le peuple, elle ne prend pas la tête des partisans de Polynice, elle n’approche pas Créon pour lui planter un poignard. Elle ne réclame pas un changement de régime, un autre roi. Elle ne conteste pas l’autorité de son oncle, elle admire le courage qu’il a d’accepter à nouveau cette difficile responsabilité dans une situation périlleuse ; elle sait qu’il faut de l’ordre dans la cité, que cet ordre est fragile et menacé car il y a toujours des méchants et que par conséquent les sanctions sont nécessaires. Elle sait que la liberté ne doit pas dégénérer en anarchie, car alors il n’y a plus de liberté. Elle sait que le responsable doit prendre parfois de terribles décisions qui brisent sa conscience, comme déclencher une guerre, emprisonner quelqu’un, ou même le condamner à mort. Elle sait que la morale de responsabilité contredit parfois la morale de conviction, car nous vivons dans un monde cassé. Elle admettrait que l’ennemi de la cité, fût-il son frère méritât la mort. Mais si le pouvoir de Créon est légitime, cela ne veut pas dire qu’il a tous les pouvoirs. Il a droit de vie et de mort sur ses sujets, il n’a aucun pouvoir sur l’au-delà. Souverain terrestre, il n’a aucune autorité sur le céleste. Et c’est la raison pour laquelle Antigone s’insurge.
Antigone est un INVENTEUR en morale. Inventeur au sens que l’on attribue à celui qui découvre un trésor, il ne le fabrique pas. Antigone ne met pas en question les valeurs indéfectibles pour les remplacer par d’autres douteuses. Au contraire, Antigone crie au monde, par-delà les espaces et les temps, qu’il y a au cœur de l’esprit humain des valeurs sacrées. Et que celui qui les enfreint se conduit comme un ennemi de l’humanité, et par là viole les lois des dieux. Légaliser l’anormal est une monstruosité et ne mérite pas le nom de loi. Antigone c’est la condamnation de tout État qui étouffe la personne et ses droits imprescriptibles. Elle sacrifie tout pour une mission supérieure. Qu’il s’appelle Antigone ou Thomas More, l’inventeur en morale préfère perdre la vie plutôt que les raisons de vivre.
En pleine nuit, comme elle l‘a déjà fait pour sa mère et son père, la petite Antigone va accomplir les rites sur le corps de son frère. Elle ne se contente pas de prier pour lui, ce serait trop facile, elle a déjà trop souffert pour craindre quoi que ce soit. Elle trompe la vigilance des gardes endormis. Sans outil, sans vase, elle racle avec ses ongles la terre sèche et dure, cent fois elle jette un peu de poussière sur les pauvres restes ; mais ce n’est pas assez il lui faudrait une aide.
Alors ANTIGONE, la pièce de Sophocle, commence devant le palais royal de Thèbes. Au lever du jour, Antigone vient chercher sa sœur Ismène : « Tu vas montrer que tu es digne de ton sang ». Mais Ismène n’est pas de la race des héros, elle refuse de s’associer à ce geste insensé. « Qu’y puis-je ? J’aurais beau faire, je n’y gagnerai rien. – Veux-tu agir avec moi ?, aideras-tu mes bras à relever le mort ?- Tu comptes l’ensevelir en dépit de la défense ?- C’est mon frère et le tien, que nul ne puisse dire que je l’ai trahi –Mais Créon l’interdit. Imagine le sort misérable dont nous allons périr si, rebelles à son ordre, nous passons outre au pouvoir absolu d’un roi. Nous sommes des femmes. Moi je cède à la force, j’obéis aux pouvoirs établis. Tout geste vain est sottise ».
Commentaire. Créon est le plus fort, il n’y a rien à faire contre la force. Toute insoumission est impossible et inefficace. Il faudrait une force supérieure, celle de Thésée, le roi d’Athènes par exemple pour l‘emporter sur le pouvoir de Créon. Or Antigone n’a aucune force physique à sa disposition, elle n’est qu’une faible fille isolée. Mais elle a une autre force qui n’est pas celle des riches, des politiques, des capitaines ; elle est une force morale, elle réveille des valeurs que tout homme porte au cœur de son esprit, une force morale que nous occultons par paresse, peur ou égoïsme. Antigone appartient à la race des guides de l’humanité.
Ismène appartient à la grande foule des moutons. Avons-nous le droit de la condamner ? Pouvons-nous condamner qui n’a pas risqué sa vie, et celle de sa famille et n’a pas quitté sa fonction pour fuir une occupation étrangère ? Antigone perd la vie, sacrifie son amour pour son fiancé. Condamnons-nous ceux qui continuent d‘obéir à Créon ? Sommes-nous des héros ?
Antigone dit à sa sœur : « j’enterrerai Polynice seule. De toute façon je dois mourir un jour, je préfère plaire à ceux de l’au-delà qu’à ceux d’ici-bas – Je ne méprise rien, répond Ismène. Je me sens incapable d’agir contre le gré de ma cité. – Couvre-toi de ce prétexte, lâche ; moi, je vais – Je tremble pour toi, au moins cache-le bien. – Au contraire ! toi, crie-le très haut, que tout le monde le sache. Tous les Thébains, tous, au fond d’eux-mêmes pensent comme moi, mais la crainte caille leur langue et vous paralyse ». Tous se comportent en esclaves, seule Antigone est libre car elle a choisi la vérité, qui est ici la plus haute valeur.
Créon essaie de se justifier devant le chœur qui représente le peuple : « Je sais de quel respect vous avez toujours entouré le trône royal. Celui qui gouverne ne doit pas aimer quelqu’un plus que son pays. Polynice a porté la guerre contre sa patrie, il s’est mis hors la loi. Pas de pitié, ni tombeau, ni sépulture : en pâture des oiseaux et des chiens ! ». Et le coryphée traduit la complicité générale : « Rien ne t’empêche, Créon, évidemment de prendre toutes les mesures aussi bien à l’égard des morts que des vivants ».
C’est alors qu’arrive un garde essoufflé et tremblant : quelqu’un a trompé leur vigilance, le cadavre a été recouvert de poussière. Créon éclate : « L’un de vous a été payé par un partisan de Polynice pour accomplir ce forfait. Trouvez le coupable, et vite, sinon ma colère va s’appesantir sur vous ».
Le coryphée lui demande : « Quel est le rôle d’un gouvernement ? – Créon répond : Chercher le bien général, faire des lois justes –Mais qu’est-ce qu’une loi juste ? ? Une règle qui assure le bien-être matériel ? Une règle qui assure l’ordre, la sécurité des citoyens ? Une règle qui assure la prospérité économique ? Une règle qui assure l’instruction ? »
Alors le chœur chante des couplets qui paraissent hors de propos et qui cependant répondent aux questions posées car elles vont au fond des choses. Il n’est pas de plus grandes merveilles que l’homme. Les dieux lui ont accordé la raison, l’esprit. Ainsi l’homme maîtrise les mers, cultive la terre, domestique les animaux, bâtit, invente des techniques de plus en plus performantes, il est maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance. L’utilisation de ces techniques peut prendre la route du bien, mais aussi celle du mal. La question morale est capitale, on ne peut l’esquiver. C’est parce que l’homme est esprit qu’il est grand, qu’il a une dimension prométhéenne ; c’est parce qu’il porte en lui des valeurs sacrées qui le dépassent, que l’homme passe l’homme, et qu’il est respectable. C’est parce que l’homme est esprit immortel que l’homme est respectable au-delà de la mort. Il faut donc respecter les lois de la cité et la justice des dieux .Mais on ne peut attribuer la même valeur aux lois, écrites ou coutumières, fluctuantes qui régissent la cité et aux lois divines, sacrées et inviolables. Il est en tout homme une justice idéale, inscrite au plus profond de lui-même, un ensemble de valeurs intangibles qui font la conscience morale. ET UNE LOI NE MÉRITE CE NOM QUE SI ELLE RESPECTE CETTE JUSTICE IDÉALE. Il y a des décrets qui vont contre la nature humaine.
Chez Sophocle, on trouve peu de références à la mythologie, seulement : Zeus, Hadès, Aphrodite, Les Érinyes, Dionysos une seule fois. La divinité est surtout celle que l’on trouve chez Socrate. Et même ce n’est pas le dieu qui à chaque instant soutient tout être à l’existence, c’est essentiellement le dieu fondement des valeurs vives que tout homme porte en soi et dont il est responsable. Une loi civile peut être changée selon les besoins, les circonstances, mais la justice assise au côté des dieux dicte à nos cœurs des lois non écrites qui ne datent ni d’aujourd’hui, ni d’hier, lois divines immuables.
Sanction exemplaire, Créon veut empêcher pour Polynice le passage de la vie terrestre à l’éternité par delà la mort, réalité à laquelle les hommes tiennent le plus. Et la petite Antigone crie par ses actes, qu’il n’en a pas le droit. En lui désobéissant, elle agit au nom de cette justice idéale qui l’oblige à considérer son frère comme un homme doué d’une âme immortelle faite pour une destinée au-delà de la mort. Elle retourne donc seule en plein jour vers les restes de son frère. Les gardes ont balayé la poussière recouvrant le cadavre, mais la puanteur est telle qu’ils s’éloignent sur les hauteurs. Et à midi les dieux déclenchent un vent violent qui soulève la poussière et aveugle les gardes. Puis le vent se calme et qu’est-ce qu’ils voient ? Antigone lance sur le cadavre de la poussière ; avec une aiguière, elle a répandu une triple libation. Elle pousse des cris perçants, des gémissements douloureux. Ce qu’elle a fait la nuit dernière à l’insu de tous, elle l’a fait aujourd’hui en plein jour. Les gardes la conduisent à Créon.
Créon : Tu as osé passer outre ma loi ? –Oui car ta loi n’est pas conforme à la justice, elle ne correspond pas aux lois que les dieux ont à jamais fixées dans le cœur des hommes. Pouvais-je les laisser enfreindre ? Je dois mourir, je le sais, mais mourir pour moi est un profit, si j’avais toléré que le corps d’un fils de ma mère n’eût pas après sa mort une tombe, de cela j’aurais souffert ici-bas et dans l’au-delà. – Tu es folle – Mais le fou pourrait bien être celui qui me traite de folle. – Elle montre son arrogance en enfreignant les lois établies, et elle s’en vante. — Je ne pouvais gagner gloire plus noble, et tous ceux que tu vois ici rassemblés, applaudiraient si la peur ne leur fermait la bouche. Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent.
Ce n’est pas un conflit entre personnes, mais un conflit entre des conceptions, conflit que nous trouvons dans tous les pays, à toutes les époques, en des moments décisifs. L’homme n’est pas seulement un animal qui vit en société, il a le privilège d’avoir une dimension verticale, l’esprit qui transcende à la fois le biologique et le social. Et cette personne douée d’esprit est destinée à l’immortalité.
Alors la foule s’éloigne : Antigone est un danger, et un vivant reproche. Créon fait appeler Ismène. Effondrée, le visage empourprée de sang, noyant ses beaux traits sous une pluie de larmes, Ismène arrive, convertie la première aux vues de sa sœur, Ismène dit : « Je suis sa complice ».
Créon : « C’est ce que je disais : Je nourrissais ces deux vipères qui buvaient mon sang. » Antigone à Ismène : La justice et la vérité ne permettent pas que tu parles ainsi, tu n’as pas voulu m’aider – Je veux te suivre – Ne t’attribue pas un acte où tu n’as pas mis la main. Tu as choisi la vie, sauve-la ; moi la mort, J’ai renoncé à la vie, j’ai sacrifié mon amour pour aider les morts vers l’au-delà ».
Ismène à Créon ; « Quoi ! tu mettrais à mort la fiancée de ton fils ? Hémon et Antigone se sont promis, elle ne t’appartient pas à toi, mais à lui.
Et le Coryphée dessillé : « Vas-tu priver ton fils de son épouse ? »
Mais Créon fait un geste. Les deux filles sont conduites en prison.
Le fils de Créon le fiancé d’Antigone arrive. Il a compris, lui, le message d’Antigone, il dit d’abord son admiration pour son père et sa soumission. Le père répond : « Repousse cette fille. Si je tolère le désordre dans ma maison, que sera-ce au dehors ? L’anarchie perd les états. Celui que la ville a placé à la tête, on lui doit obéissance, dans ce qui est juste… et dans ce qui ne l’est pas. – Tu crois que tes décisions et tes paroles intimident, mais moi j’écoute. Or Thèbes gémit sur le sort de cette fille, j’entends la rumeur qui monte contre toi. — Comment, c’est toi qui veux m’enseigner la sagesse ? — Écoute le peuple de Thèbes – Thèbes aurait à me donner des leçons, ou des ordres ? — Il n’est pas de cité qui soit le bien d’un seul. Tu offenses la justice et tu obtiens la désapprobation générale – Quand je fais mon métier, mon métier de roi ? — Non ! Quand tu foules les honneurs dus aux dieux. Le passage dans l’au-delà nous dépasse, il est du ressort des dieux » Hémon a dit, il n’insiste pas il s’en va.
Créon est troublé par les paroles de son fils. Il ne veut plus que le châtiment soit public. Il a peur de la foule, il a peur d’être souillé par la mort d’une vierge. Il fait venir Antigone. Qu’on l’enferme toute vive au fond d’un souterrain, lui laissant seulement de la nourriture pour qu’elle survive. Mot fatal qui va faire tout basculer, fureur quasi pathologique qui transforme le sage et dévoué politique en monstre cruel et sadique.
Le choeur chante : la démesure enfante le tyran. Sans respect des ordres divins, il devient criminel et sacrilège. Alors qu’il est sur le faîte, le voilà qu’il s’abîme dans un précipite fatal !
Avant de partir, Antigone articule ses ultimes paroles : « Je jette un dernier regard à l’éclat du soleil. Je n’ai pas eu ma part des chants de l’hyménée. Dans ce caveau, je ne compterai ni au nombre des vivants, ni au nombre des morts. Mais là-bas, dans l’au-delà, je serai chéri de mon père, de ma mère bien aimés. C’est moi qui ai lavé leurs corps, offert mes libations funéraires ». Les gardes l’entraînent.
Alors Tirésias, le messager des dieux intervient, toujours guidé par l’enfant : « Créon, nos autels sont souillés par cette chair du pauvre fils d’Œdipe offerte aux oiseaux et aux chiens. Créon, écoute-moi, respecte le mort, ne le tue pas une seconde fois. C’est ton intérêt, c’est l’intérêt de la cité. — Vous tirez tous sur moi. » Comme Œdipe jadis, Créon croit à un complot car la politique lui a révélé la puissance corruptrice de l’argent. Mais Tirésias, le regard fixé sur le ciel continue : « Créon tu verras un mort issu de tes propres entrailles, tu paieras les crimes d’avoir précipité des vivants chez les morts, d’avoir donné à la vie d’une vierge le cadre outrageux d’une tombe, et surtout d’avoir retenu sur la terre un mort qui appartient aux dieux, un mort que tu frustres de ses droits, des offrandes et des rites qui lui sont dus, et qui ne sont pas du ressort de ton autorité. Je vois les Érinyes, ces déesses du châtiment qui vont te prendre dans le filet de leurs malheurs. Petit, ramène-moi. »
Finalement Créon est douloureusement écartelé. Céder est une perte d’autorité. Et ne pas céder le conduit au désastre car il sait finalement que Tirésias n’a jamais prononcé de paroles mensongères et que c’est en l’écoutant qu’il a toujours bien gouverné.
Le Coryphée se range du côté de Tirésias, de Hémon, d’Antigone. Il traduit l’opinion générale qui d’abord s’inclinait devant le diktat impérieux. Voyant les conséquences, le comportement est retourné. L’attitude d’Antigone a bouleversé profondément les cœurs. On se reproche la lâcheté. L’inventeur en morale triomphe toujours, son message s’adresse au plus profond des âmes. Il met en lumière ces valeurs qui crient que là est la vérité, en un impératif plus profond qui l’emporte sur celui de l’homme au pouvoir. Le chef dispose de la force, mais ne peut tout se permettre. Lui aussi et plus qu’un autre doit se soumettre aux valeurs morales qui ne dépendent ni des modes ni des circonstances mais qui vivent dans les entrailles de tout homme, qui le dépassent et doivent le guider.
Le Coryphée presse Créon qui est déchiré : « Vite, libère la fille de son cachot souterrain, vite, vite, élève un tombeau au mort abandonné ; vite, vite, les malheurs ont les pieds rapides ».
Alors Créon est pris de panique : vite, vite allez la délivrer. Lui aussi a compris le message : Le mieux, dit-il, est d’observer les lois établis par les dieux. Et voilà ! Antigone a gagné, elle les a tous illuminés. Elle n’a parlé à personne, sauf à Ismène et Créon. C’est son acte qui a retourné la foule d’abord résignée. Son acte a convaincu son fiancé. Hémon n’est pas venu la supplier de se rétracter. Il est venu trouver son père non pour l’apitoyer, non pour lui rappeler son amour pour la condamnée, mais pour lui faire comprendre la monstruosité de son décret et la menace qu’elle entraîne pour lui. Et maintenant voilà que le bourreau lui-même se range aux côtés de cette faible fille.
Le message d’Antigone dépasse son intention. Elle oeuvre ainsi parce qu’il s’agit de son frère, de son sang, elle ne le ferait pas pour un autre, même pas pour son mari, dit-elle. C’est la fraternité du sang, la fraternité humaine est seulement évoquée. Dans la Bible, Tobit le père de Tobie est lui aussi un fossoyeur clandestin. Au péril de sa vie, il enterre les morts, quels qu’ils soient (Tb, 17-18). Et Socrate se disait citoyen du monde. Le sacrifice d’Antigone nous montre une direction et nous invite à lui donner une dimension universelle. Le message dépasse même le droit des rites funéraires, il concerne le respect du corps, du cadavre. L’homme est esprit, il est corps, un corps animé par un esprit. On conseille à Charles Quint de lever les restes de Luther qui ainsi n’aura plus d’adeptes. Réponse de Charles Quint : Je fais la guerre aux vivants, mais pas aux morts ». Tandis que nous sommes outrés que Louis XIV ait accepté qu’on déterrât 3000 corps pour les jeter dans une fosse commune à la merci des chiens et des oiseaux de proie. De nos jours on déploie des recherches considérables pour essayer de retrouver un corps disparu.
Un messager raconte : Créon s’est précipité vers le cadavre de Polynice impitoyablement déchiré par les chiens. Ses serviteurs lavent la dépouille avec l’eau qui purifie. Ils brûlent ensuite les restes, puis dressent un haut tombeau en répandant sur lui la terre maternelle.
Oui, Antigone a gagné, mais à quel prix ! Le discours tragique s’écrit avec des larmes et du sang. C’est l’atavisme du malheur. Les catastrophes s’enchaînent dans cette famille des Labdacides. Vite, vite… trop tard. Avec ses serviteurs Créon se dirige vers la grotte. Une plainte aigüe les accueille, il reconnaît la voix de son fils. Au fond de cette chambre nuptiale pour la vierge, Antigone pendue par le cou ; et son fiancé collé à elle, l’étreignant et pleurant la perte d’une épouse. Voyant son père, Hémon tire son épée, se précipite sur lui, Créon lui échappe, alors Hémon tourne le fer contre lui. Une bave sanglante sort de sa bouche. Hémon tombe sur Antigone, cadavre embrassant un cadavre, noces célébrées dans le séjour des morts. Il s’en est fallu de peu pour que le mariage eût lieu. Et cette éventualité renforce le pathétique du dénouement, la tragédie doit susciter terreur et pitié, faire frémir et pleurer.
Pourquoi Antigone a-t-elle mis fin à ses jours ? Sa volonté a-t-elle craqué après cet effort surhumain ? Ou bien a-t-elle voulu voler sa mort à Créon ? Ou par respect exécuter la sentence qu’il avait décidée ? Ou plutôt aspirait-elle à rejoindre ceux de son sang, ses frères, son père, sa mère. N’a-t-elle pas dit : mourir pour moi est un gain, n‘a-t-elle pas déjà un pied dans l’éternité ? De toute façon, sa mort était nécessaire à l’action tragique. Antigone vivant un quart d’heure de plus, le drame tournait à la comédie.
Créon brisé, triste victime de ses jeux implacables, portant le corps sanglant de son fils, entre au palais ; il y trouve son épouse Eurydice qui à ces nouvelles, s’est égorgée et qui, laissant aller ses yeux aux ténèbres, appelle le malheur sur Créon, auteur de tous ces désastres.
Et comme toujours, en peu de mots, le coryphée dit le mot de la fin : la sagesse est la première condition du bonheur. Il ne faut jamais commettre d’impiété envers les valeurs sacrées que les dieux ont mises en nous.
Et le rideau tombe ? Mais n’y avait pas de rideau.